jeudi 11 février 2021

Pour une naissance dénuée de violence

 

Illustration : Bambins des bois

Il est indéniable que les progrès réalisés au sein de l’obstétrique sauvent des vies.

C’est donc au nom de la sécurité de la parturiente et de son bébé, et au nom de la modernité, que toute une répression s’est progressivement mise en place ; notre instinct profond, notre puissance intime, la connaissance de notre propre corps, sont muselés par des siècles de patriarcat doublé d’une triste méconnaissance (volontaire… ?) de la physiologie. En conséquence, l’hyper médicalisation de la naissance est devenue complètement routinière, quand l’accouchement naturel quant à lui est quasiment marginalisé.

On mésestime souvent combien le processus hormonal est délicat, et combien son équilibre peut être bouleversé dans une situation de stress. L’utérus se contracte principalement dans plusieurs contextes : pendant l'orgasme, les lunes, et pendant l'accouchement. C'est l'alchimie entre l'ocytocine et de l'endorphine qui assure la sécurité et le bon déroulement du processus de l'enfantement. Gorgé d'amour, dans un climat sécure et intime, l'utérus travaillera avec efficacité. Mais si l'espace de la naissance est ressenti comme insécure, l’adrénaline fait son entrée et sature les récepteurs d’ocytocine, bloquant le processus, exactement comme cela se passe pour les mammifères dans la nature.

Et quoi justement de plus stressant durant une naissance, que de se retrouver sous les néons blafards d’une salle aseptisée, dans une position qui n’a rien de physiologique, entourée par des soignants inconnus qui exécutent mécaniquement un protocole, en étant bien souvent eux-mêmes épuisés et tendus par leurs conditions de travail… ? C’est ainsi qu’une naissance peut avoir tôt fait de devenir laborieuse et de justifier toute une batterie d’interventions extérieures. On dépossède la mère de son propre accouchement, dernier bastion de la sagesse féminine ancestrale, à grands coups de déclenchements, épisiotomies, forceps, césarienne, délivrance sous hormones de synthèse… Tout cela entraîne bien souvent de lourdes conséquences pour l’enfant comme pour la mère, pendant et après la naissance. Pourtant hormis dans certains cas spécifiques, toutes les femmes sont capables d’accoucher par elles-mêmes, de manière totalement naturelle. Mais on leur a fait oublier leur propre puissance, l’inconscient collectif et les croyances établies ayant distillé en elles de telles peurs qu’elles n’imaginent bien souvent pas d’alternative au protocole des maternités.

Je pense que témoigner de mes propres accouchements permettra de déchiffrer mieux encore mon positionnement… Alors voilà mon histoire.

Quand la douleur devient souffrance.

Six ans plus tôt, je donnais naissance à une petite fille. Je me remémore mon excitation des derniers jours, ma nervosité, aussi, ainsi que mon impatience. Nous avions pour projet une naissance à domicile, souhaitant déjà ardemment plus d’humanité et le moins de médicalisation possible pour accueillir notre enfant. Je sentais déjà au plus profond de moi que, dans le cas d’une grossesse sans heurts, la place d’une femme qui accouche se trouve dans un cadre sécurisant, la liberté de mouvement et le respect de son intimité. Beaucoup de mes lectures confirmaient mes doutes quant au protocole médical implacable qui m’attendrait fatalement si je franchissais les portes d’une maternité. Il me tenait à cœur d’être souveraine, au moment de donner la vie.

Tout semblait prêt, j’étais fébrile, persuadée que ce serait une expérience splendide et qu’une bonne dose de détermination, doublée de mes connaissances théoriques, suffiraient à me faire accoucher magnifiquement. Hélas après douze heures de travail intensif et difficile, ma sage-femme aussi compétente soit-elle préfère passer la main. Je ne le lui reproche pas : en France, l’accouchement à domicile passe encore pour une folie et les assurances des sages-femmes sont à des tarifs prohibitifs : c’est souvent pour elles un pari risqué. Encore un sujet de réflexion à creuser en profondeur...

Mon bébé se porte bien mais n’est pas dans une position idéale pour s’engager dans mon bassin. A l'aube nous nous rendons aux urgences où je suis prise en charge. L’accueil n’est pas des plus chaleureux. On me fait monter sur une table étroite où je ne parviens pas à trouver de position confortable. Je suis en larmes et à bout de forces, j’ai froid, la lumière des néons m’aveugle. On m’intime d’enfiler une blouse, le seul contact du tissu me met hors de moi, je me débats comme un animal traqué, je ne sais même plus pourquoi je suis là, j’ai comme oublié que j’étais en train d’accoucher… Entre deux contractions, j’essaye de parler de mon projet de naissance, que par précaution j’avais recopié et glissé dans mon sac quelques jours avant l’accouchement ; ce à quoi on me répond qu’il n’y a « pas le temps pour ça. » Pourtant, mon bébé n’est pas en détresse, mais personne ne me dit rien. On me colle un monitoring serré sur le ventre et un cathéter au pli du bras. Ainsi entravée je ne sais plus du tout comment gérer les contractions. La panique monte. Des médecins entrent et sortent, bavardent avec la porte ouverte, sans se soucier de mon intimité. On me dit que l’anesthésiste ne devrait pas tarder à arriver, je ne me souviens pas l’avoir réclamé, mais au point où j’en suis, il m’est impossible de refuser. Si on ne m’anesthésie pas, alors qu’on m’achève ! Je cherche mon conjoint des yeux, il est au bord des larmes, agenouillé près de la table, tout aussi démuni que je le suis. Personne ne lui adresse la parole et il n’ose pas intervenir. Une éternité s’écoule. Au moment où l’anesthésiste passe la porte, je vois à sa mine sévère qu’il est fort mécontent d’avoir dû se déplacer si tôt le matin. Son retard a cependant permis de faire avancer le travail, bien plus que je ne le soupçonnais, car en prenant l’initiative de vérifier par moi-même je sens soudain le crâne de mon bébé sous mes doigts. Je m’entends crier : « Je crois qu’il arrive… » ; il y a un flottement, personne n’a l’air de me croire, une sage-femme finit par vérifier et lance soudain avec surprise : « Oh ! Oui, en effet, le col est totalement effacé ! ». Dans un soupir agacé, l’anesthésiste lève les yeux au ciel et s’en va en claquant la porte. Je suis bien soulagée de ne pas avoir affaire à lui… D’autant qu’accoucher sans analgésique faisait partie d’un souhait personnel. On me dit quoi faire et je m’exécute comme une bonne élève : « Soufflez, allez, poussez, encore… » J’avais atteint un tel point de désespoir et d’épuisement que je puisais dans des ressources totalement insoupçonnées. Quelques minutes plus tard, les sages-femmes posent ma fille sur mon ventre, toute chaude et gluante. Elle hurle à pleins poumons. Son papa et moi lui fredonnons une berceuse mais elle est inconsolable, le voyage a été éprouvant pour elle aussi. Sans attendre, on coupe son cordon qui battait encore, et ses cris redoublent. La table est très inconfortable pour mon dos et mon bassin endoloris, je ne trouve pas de position pour faire téter ma fille qui de fait continue de s’époumoner. On m’injecte de l’ocytocine de synthèse pour accélérer la délivrance du placenta, et on me fait sept points de suture à vif. Choquée, je ne parviens toujours pas à allaiter mon bébé qui heureusement finit par s’endormir en peau à peau contre moi. Comme il n’y a pas de chambre libre, je reste sur la table pendant plusieurs heures, maculée de sang, subissant des allers et venues incessants dans la pièce. Un pédiatre vient observer ma fille sous toutes les coutures, en la manipulant comme s’il s’agissait d’un rôti, il lui déplie les jambes, lui ausculte les yeux et les gencives, ne m’adresse pas un mot, elle hurle de protestation ; complètement affaiblie et sonnée je ne peux qu’observer la scène et me mordre l’intérieur des joues, tout en me demandant si ça n’aurait pas pu attendre, ou se faire au moins plus en douceur…

Je rentre à la maison quelques heures plus tard en signant une décharge, après avoir longuement insisté pour pouvoir m'en aller. Les amis et la famille nous accueillent comme des rois, mais ma détresse est totale. Dans les semaines qui ont suivi cette naissance, j’ai pleuré tous les jours. Post partum? Tu parles… Je n’arrivais pas à me remettre de ce sentiment d’échec, à accepter que cet accouchement n’ait pas du tout été ce à quoi je m’attendais, et à encaisser le fait de m’être déconnectée de mon bébé au moment précis où il avait le plus besoin de moi. On me répétait: allez souris, ton enfant est en bonne santé, et tu as accouché naturellement, de quoi te plains-tu ? Ils n’avaient pas tout à fait tort, mais je n’étais pas en mesure de prendre le recul nécessaire. Et puis « naturellement », le mot était grand. Une naissance naturelle, ce n’est pas simplement se passer de péridurale… Et lorsque mère accouche, ce n’est pas seulement un bébé qui naît, mais aussi une femme nouvelle…

Le personnel ne m’a globalement pas manqué de respect, et je n’ai pas subi de réelles violences comme certaines parturientes - dont plusieurs de mes proches amies - peuvent hélas en témoigner. Mais je me suis sentie totalement dépossédée de la naissance. Je n’ai pas accouché, non, on m’a accouchée. Dans la détresse la plus totale. Le lien avec ma fille s’en est d’ailleurs longtemps fait ressentir. Je rentre chez moi avec une sensation d'échec et d'incapacité, mon corps est un puzzle mille pièces, et on a beau me répéter "Tu as accouché sans péri, et tout le monde se porte bien, allez souris va!", je ne peux me départir du sentiment qu'une naissance naturelle ne se résume pas à une absence d'analgésique. Cette expérience me laisse une amertume au coeur.



La connexion à ma puissance

Trois ans plus tard, j'offre à ma fille de devenir grande sœur, en donnant naissance à un petit garçon. La grossesse étant « à risque », je ne peux opter pour l’accouchement à domicile. Mes convictions ayant grandi avec moi, mon choix de naissance libre et respectée s’est affirmé, et se porte sur le plateau technique de l’hôpital. Derrière ce nom barbare se cache en fait une salle de naissance naturelle, non médicalisée, qui permet un accouchement presque comme à la maison, accompagnée par une sage-femme libérale. Dans notre cas, l’hôpital se contentait donc seulement de fournir l’espace.

Le printemps approche, ma fille et son papa dorment profondément quand les contractions commencent, vers 23 heures. Je quitte la yourte et me laisse le temps de les accueillir, seule. Je suis à genoux dans l’herbe fraîche de la clairière, sous une lune absolument grandiose. Cela me confère une force incommensurable, cette fabuleuse connexion avec le sol humide, l’air vif, l’odeur de la forêt, la Terre vivante, et les étoiles… Un moment de pure magie.

Quand les contractions se rapprochent, je réveille mon compagnon. Mes parents viennent chercher notre fille vers deux heures du matin et nous restons dans la yourte en attendant la sage-femme qui habite assez loin. Nous l’avons choisie pour la connexion merveilleuse que nous avons découverte avec elle, et la confiance qui s'est immédiatement instaurée. Lorsqu’elle arrive, le travail a déjà bien avancé. Mon compagnon et elle m’accompagnent merveilleusement. Mes cris se muent en chant, ainsi que je l'ai appris. Le son et le souffle guident mon bébé, que je sens descendre dans mon bassin, pressé de naître.

A l’aube, la naissance est toute proche, il est temps de se rendre à la salle de naissance. C'est un peu difficile d'émerger de ce cocon d'odeurs et de chaleur. Je regarde le soleil énorme et rouge se lever par la fenêtre de la voiture et m’écrie : « Waou mais c’est un beau jour pour naître ! » et on part d’un fou-rire avec ma sage-femme. Ce même trajet, je l’avais fait dans les hurlements et les larmes trois ans plus tôt. Cette fois, sans dire que je chantonnais gaiement, je me sentais sereine, confiante, et magnifiquement forte. La douleur et la souffrance sont en vérité deux perceptions tellement différentes...

Le travail devient un peu plus laborieux une fois sur place, le temps de traverser les couloirs pour rejoindre la salle de naissance, puis d’enfin me reconnecter à ma bulle et de recréer un cocon. La pièce est agréable, la lumière tamisée, il y a un ballon, de quoi se suspendre, des tapis au sol, et j’ai même pu apporter des affaires personnelles dont une grande couverture. A cause de ma grossesse jugée à risque, une infirmière est tout de même tenue de me poser un cathéter ; c’est alors un moment vraiment pénible, car elle se met à me parler de la pluie et du beau temps et à me poser des questions, alors qu’en accouchant, il s’agit d’absolument laisser le mental aux oubliettes… Ma wonder sage-femme m’aide à ne pas me déconnecter, et nous revoilà enfin seuls. Je prends une interminable douche brûlante, danse d’un pied sur l’autre, passe du ballon au sol, à quatre pattes, je bois des litres d’eau, pousse des cris bestiaux, arrache le cathéter, embrasse goulûment mon compagnon, nul ne me contraint à rien. J'en viens à ressentir une bouffée de désir, viscérale. De tout le travail, ma sage-femme ne vérifie qu’une seule et unique fois l’ouverture de mon col, à ma propre demande. Sinon, elle est simplement là, présente, entourante, me massant, m’encourageant, mais elle me laisse pleinement agir. Je finis parterre, sur ma couverture imprégnée d’odeurs familières, au son du bol tibétain, et n’ai pas besoin de pousser, mon corps le fait tout seul : mon fils glisse hors de moi et prend sa première respiration sans crier. Je m’entends lui répéter : « Merci d’être là ! » Le placenta arrive tout seul quelques instants plus tard, alors que mon bébé prend calmement sa première tétée, le cordon ombilical encore tout palpitant. Aucun point de suture n’est nécessaire. Je renifle et lèche mon bébé, mue par un instinct profond et viscéral, et le garde nu contre moi de longues heures durant, même au moment de rentrer chez nous peu après, il est glissé nu dans l’écharpe, en position fœtale ; nous n’avons même pas pensé à emporter de couffin. Ainsi entre t-il au monde, en me faisant également accoucher de moi-même.

Ce double témoignage est la meilleure façon, je pense, d’illustrer mon précédent plaidoyer…

*

Que peut-on faire concrètement pour rendre à la femme le pouvoir d'accoucher ? Je n'ai pas la réponse-miracle. La seule chose qui me vient, c'est qu'il s'agit de nous sensibiliser, nous les femmes, le plus possible au fait de se préparer à accoucher de façon active, de se reconnecter à notre propre puissance, à notre instinct, à la confiance en nos capacités... Ce dont on a trop longtemps été coupées. De se rapprocher de structures respectueuses, offrant un cadre sécure qui encourage la physiologie de l'enfantement. De se tenir informées des protocoles, de se faire accompagner par des sages-femmes porteuses de sagesse, sans oublier les doulas.

Je terminerai par une citation d'Yvonne Knibiehler : "Le devenir-mère se fonde sur un savoir archaïque, intime, confidentiel, un savoir du corps, pétri d’humilité  et de patience, mais aussi de force et d’allégresse."

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